mercredi 5 août 2020

Air2030 et pourquoi dire OUI à l’acquisition de “joujoux hyper technologiques pour aller faire les foufous dans le ciel”

7 mars 2019 : le cdt C Philippe Rebord, alors chef de l’Armée, lors de l’émission radiophonique “La Matinale” de RTS La 1ère.
 7 mars 2019 : le cdt C Ph. Rebord, alors chef de l’Armée, lors de l’émission radiophonique “La Matinale” de RTS La 1ère.


Remarque liminaire : le présent article est un extrait remanié d’un article paru dans le numéro T2/2020 “Air2030” de la Revue militaire suisse, p. 47.

On aime voir dans le résultat d’une votation une sagesse populaire comprise comme l’expression d’un certain bon sens ou d’une capacité à faire des choix apparemment justes. Insinuerais-je ainsi que ladite sagesse populaire ne pourrait être qu’un miroir aux alouettes ? cela au pays champion du monde de la démocratie directe ? Voilà qui devrait me valoir la mise au pilori en place Fédérale. Au moins.

Toutefois, à une époque où chacune et chacun est en butte à la désinformation dans l’infodémie, où beaucoup se bornent à survoler et à relayer en masse sur les médias dits [encore] sociaux des contenus plus souvent simplistes et distractifs qu’informatifs, et parfois des propos complotistes, quand ce ne sont pas simplement des infox (fake news) pour en faire des vérités, plutôt que de prendre ou trouver le temps de déchiffrer des informations complexes, force est d’admettre que ce sont des biais cognitifs et l’émotionnel plutôt que le calme, la réflexion et la modération qui risquent de prédominer au moment d’apposer un “oui” ou un “non” sur le bulletin de vote.

Les opposants à tout achat d’avions autres que des avions inaptes à l’exercice de notre souveraineté sur notre espace aérien - les fameux “avions de combat légers” - l’ont bien compris : ils se bornent à agiter les esprits avec des sentences populistes comme “gaspillage de l’argent du contribuable”, “achat luxueux”, “absence flagrante de sens des priorités”, “chèque en blanc” ou “décision antidémocratique”, et créer ainsi des biais d’ancrage.

Prise de conscience de l’existence de biais d’ancrage

La technique est bien connue dans la vente et la manipulation des foules. Elle désigne la difficulté que l’on rencontre à se départir de sa première impression. En se focalisant sur une première information - “La population a déjà dit non aux 3,126 milliards pour des Gripen en 2014 !”- ou sur une première valeur - “18, même 24 milliards pour des avions de combat inutiles !” -, l’esprit n’arrive plus à apprécier et prendre en considération les nouvelles informations, les nouvelles valeurs ou à envisager d’autres choix. Par exemple, l’étiquette de “joujoux hyper technologiques pour aller faire les foufous dans le ciel” est très difficile à retirer [1 cf. “Notes” en fin d’article].

Important avec les nombres [2], le biais d’ancrage correspond aussi au fait que les personnes raisonnent en se polarisant sur des éléments-clés fondés sur des événements passés — “Nous avons déjà dit non aux milliards du Gripen !”–, souvent non pertinents, utilisés comme repères lorsqu’elles sont dans l’incertitude. Cela leur permet de prendre des décisions ou de formuler un avis rapidement, sans toutefois prendre suffisamment en compte les informations nouvelles — “Cette fois, la question est de savoir si la Suisse veut une force aérienne à l’avenir ou si elle n’en veut plus” [3].

Avec l’engagement financier extraordinaire de la Confédération pour tenter de limiter tant que faire se peut l’effroyable casse socio-économique provoquée par la crise sans précédent du coronavirus-SARS-CoV-2 (COVID-19) et la mise en doute quasi systématique sur les réseaux sociaux des informations de type scientifique — cela par autant d’éminents épidémiologistes que nous connaissons d’experts autoproclamés es guerre aérienne ou es avions de combat — , les sentences et autres aphorismes des opposants aux avions de combat parlent actuellement à l’émotionnel encore mieux qu’avant le semi-confinement de la COVID-19 et la crise socio-économique majeure dans laquelle nous nous enfonçons à grands pas. Cela bétonne surtout l’ancrage des biais préexistants.

Nous n’avons pour l’instant pas lu ou entendu beaucoup de déclarations relever que les milliards “économisés” par le “non au Gripen” n’ont pas permis entre-temps d’éviter les suicides de nos agriculteurs pris à la gorge, d’augmenter les rentes AVS, de financer le congé paternité, d’éradiquer la pauvreté en Suisse ou de sauver le climat. Tout comme nous n’avons pas encore suffisamment lu ou entendu qu’en cas de “non”le 27 septembre prochain, ces milliards prétendument claqués dans avions dits “de luxe” ne pourront, constituer un ballon d’oxygène pour soulager les plus précaires d’entre nous en ces temps d’incertitudes financière et économique, ou pour sauver le climat face à l’urgence climatique qui nous donne toutes et tous pour moitié morts en 2050 [4].

À moins de vouloir utiliser purement et simplement le budget de l’Armée suisse pour financer les dégâts sociaux et économiques engendrés par la COVID-19, sauver notre agriculture, nos retraites et le climat, ainsi que financer l’éducation et le social, donc de supprimer l’armée pour y parvenir, on ne va pas “économiser des milliards”, car rappelons de nouveau ici que les coûts d’acquisition et d’exploitation sur trente ans des futurs avions de combat sont financés par le budget ordinaire de l’armée. Par ailleurs, si 0,8% du PIB pouvait permettre de réaliser le vaste programme présenté par les opposants, ça se saurait.

Aussi, en butte à des biais d’ancrage soigneusement créés et entretenus depuis des années par les opposants à une armée dotée des moyens nécessaires pour faire respecter notre neutralité dans les airs et sur terre, protéger et aider la population, nos concitoyennes et concitoyens sont-ils aujourd’hui à même d’entendre que leur armée comprise comme un ensemble complet et cohérent de capacités militaires constitue une assurance-vie ? contre une éventuelle surprise stratégique autre que sanitaire ou cybernétique, dans dix, vingt ou trente ans ?

Ces biais cognitifs cultivés avec soin vont-ils permettent à notre population de comprendre que la souveraineté sur notre espace aérien représente la clause “tous risques” de ce contrat d’assurance ? celle qui, comme la disponibilité de stocks de masques de protection et de solution hydroalcoolique ou de respirateurs et de stations de soins intensifs coûte toujours trop cher ou est superflue sur le moment, jusqu’au jour où on en a cruellement besoin ?

Au vu de la grave crise économique et de la casse sociale que notre pays et ses habitants s’apprêtent à traverser, la population suisse aura-t-elle la capacité de s’abstraire de “l’effet tunnel” et de la “logique de l’utilité immédiate” et prendre conscience que le vote sur les avions de combat le 27 septembre prochain représente une croisée des chemins pour la politique de sécurité de notre pays ? que ce serait une grave erreur, dans un monde volatile, incertain, complexe et ambigu, et jamais apparu aussi dangereux depuis la fin de la guerre froide, que de vouloir paralyser notre outil de défense militaire en lui retirant son épine dorsale ? qu’une Suisse neutre doté des moyens de faire respecter sa neutralité, avant d’être éventuellement acculée à devoir se défendre, est une Suisse souveraine, respectée à tous les égards, et qui peut ainsi mener une diplomatie active dans le domaine des bons offices ? et que cela constitue un facteur de stabilité et de paix sur le continent européen et dans le monde en général ?

Ne pas avoir suffisamment conscience de l’existence de ces biais au sein de la population en général ainsi que des conditions-cadres qui peuvent actuellement brouiller sa perception de l’enjeu du vote sur les avions de combat est, à mon avis, pas aidant pour la campagne du “OUI à la sécurité aérienne”.

Si nous n’affrontons pas la réalité chaque jour et ne faisons pas ce qui doit être fait pour affaiblir l’ancrage de ces biais cognitifs, nous serons morts demain — du moins dans les urnes le 27 septembre. Nous devons donc apprendre, nous devons être cohérents, même si cela nous demande de nous faire violence pour traiter les questions qui dérangent autour des avions de combat. Les opposants à une armée apte à faire respecter notre neutralité, à éventuellement la défendre dans les airs et sur terre, ainsi qu’à protéger et aider notre population n’ont, eux, rien à perdre et tout à gagner de nous voir perdre à nouveau !

Notes

[1] On pourrait même dire que l’étiquette des “joujoux pour aller faire les foufous dans le ciel” est impossible à retirer. Cette notion remonte à la campagne anti-Gripen en 2014. Une journaliste de la RTS l’a encore servie crânement le 7 mars 2019 au cdt C Philippe Rebord, alors chef de l’Armée, lors de l’émission radiophonique “La Matinale” de RTS La 1ère.

Question de la journaliste (à partir de 07 :35) : “… ils seront prêts [les pilotes] à se contenter d’un avion [de combat] d’un modèle peut-être moins technologique, qui permet moins d’aller faire les foufous dans le ciel ?”

Voilà qui soulève deux questions :
la première, sérieuse : quelle vision de la raison d’être de l’Armée suisse pareille question orientée, arbitraire voire tendancieuse véhicule-t-elle ?
la deuxième, plutôt ironique : se pourrait-il qu’à trop interviewer certains élus nationaux socialistes et verts sans jamais oser les confronter au mépris qu’ils affichent pour tout ce qui touche à la chose militaire ou à toute idée de défense du pays, certains journalistes adoptent inconsciemment les tics de langage des dits élus ? — avions de combat = joujoux ; pilotes = privilégiés ou enfants gâtés ; assurer la mission de police aérienne = aller faire les foufous dans le ciel.

Nous sommes en droit de nous interroger sur la capacité de discernement de l’intervieweuse à comprendre les mots qu’elle utilise. Car finalement, au XXIe siècle, qu’est-ce qu’un “avion de combat d’un modèle peut-être moins technologique” ? Un avion de combat dépassé ? N’est-ce pas un avion qui, dans le cadre d’une collaboration avec les forces aériennes des pays voisins, serait incapable de se mettre en réseau et de communiquer avec d’autres avions de combat ? En l’occurrence un frein à toute idée coopération en cas de besoin mutuel ?

[2] On veut pour preuve de cette importance la campagne médiatique orchestrée au début juin 2020 sur la question des milliards inhérents à l’exploitation et l’entretien d’un flotte de 30 ou 40 avions de combat, en pleine ouverture d’une session parlementaire d’été placée sous le signe des dizaines de milliards engagés par la Confédération pour tenter de juguler les conséquences économiques et sociales de la crise sanitaire sans précédent du coronavirus-SARS-CoV-2 [COVID-19]).

[3] Madame Chantal Galladé, ancienne conseillère nationale socialiste zurichoise et membre de la Commission de la politique de sécurité du Conseil national (CPS-N), dans “Morgenkolumnen” du 29 mai 2020 sur Radio 1.

[4] Autre biais d’ancrage qui touche les jeunes ici : comment peuvent-ils se départir du sentiment qu’il est inutile d’acquérir des avions de combat censés nous protéger ces trente, voire ces quarante prochaines années, dès lors que la question brûlante du dérèglement climatique nous promet d’être tous à moitié morts en 2050 si ne changeons pas radicalement nos priorités ?